14. Fin de saison
Le soleil brillait ; un vif soleil d’automne qui avait pourtant bien du mal à faire surgir des étincelles de vie et de couleur. Alice se dit que ça devait venir d’elle. Ça venait sûrement de ses yeux. Sa vue avait baissé, depuis quelques semaines, et elle distinguait les couleurs encore moins bien que les formes.
– Tu as vu la maison des Jeffrey ? lui demanda son père. Ils l’ont totalement ravalée.
Elle n’était pas revenue sur l’île depuis deux mois. La période des travaux battait son plein. Une nouvelle vague de démolitions et de restaurations, du genre que Riley détestait et qu’Ethan suivait avec fascination.
Alice lui répondit par un hochement de tête machinal. Le sujet ne la passionnait pas. Les transformations avaient toujours lieu hors saison. On quittait l’île en emportant une certaine image, et quand on revenait en juin, elle avait changé. Comme les amis qu’on retrouvait à la rentrée. On acceptait qu’ils aient changé pendant les vacances sans trop se demander pourquoi ni comment.
Son père passa un bras autour de ses épaules. Ce n’était pas très pratique pour marcher, mais elle ne le repoussa pas.
Elle aurait tellement voulu que Riley soit là, à sa place ! Et elle savait qu’il le savait.
D’habitude, c’était Riley qui aidait Ethan à fermer la maison en fin de saison. C’était Riley qui avait appris à purger les tuyaux. Elle prenait un malin plaisir à mettre ses bottes en caoutchouc et un vieux maillot de bain pour se glisser sous la maison, même en octobre quand le vent narguait le pauvre estivant frileux. Riley gardait exprès ses vieux maillots de sauveteur délavés et pleins de bouloches. Elle n’aimait pas les jeter.
Le matin, ses parents ne lui avaient pas demandé son avis ; ils s’étaient déjà assez disputés à ce sujet. Riley n’était pas en état de patauger dans l’eau froide. Ses jambes ne désenflaient pas, tout effort était donc dangereux. Après avoir avalé leurs céréales, Alice et son père s’étaient sauvés comme des voleurs. Judy était restée pour tenir compagnie à Riley et lui changer les idées. Alice doutait qu’elle ait beaucoup de succès.
Il y a déjà plusieurs années, Alice et Riley avaient percé dans le plafond de la vie familiale un grand trou par lequel elles s’étaient échappées.
Riley était partie en stage aux NOLS[9]. Elle avait passé tout un mois de janvier en pleine nature, sous trois mètres de neige. Alice s’était inscrite en fac. Toutes les deux, elles avaient vécu ailleurs, rencontré d’autres gens. Elles avaient appris à cuisiner, à laver leur linge
– Riley, le plus souvent dans des étangs au fin fond de la campagne, et Alice sans jamais séparer le blanc de la couleur.
Et voilà qu’elles se retrouvaient chez leurs parents. Le trou dans le plafond s’était refermé au-dessus de leurs têtes à une vitesse incroyable, sans laisser la moindre trace.
Pendant que son père grommelait et jurait sous la maison, Alice s’attela aux tâches subalternes, comme balayer ou vider le frigo.
Elle remplit le congélateur, le seul appareil qui restait allumé tout l’hiver. C’était un peu bizarre de consommer de l’électricité pour conserver des produits surgelés, alors qu’il ferait presque aussi froid dans la pièce.
Alice ne pouvait pas évoquer la maison en hiver sans un certain malaise. Elle l’imaginait envahie par le froid, en état de survie par des températures invivables. Curieusement, ça lui faisait penser à un bateau en plein naufrage, lentement englouti par l’eau.
En entendant son père donner des coups de clé anglaise sous le plancher, elle songea à la manière dont Riley faisait les choses, avec des gestes mesurés et précis. Pourquoi fallait il que les gens, en grandissant, deviennent balourds, maladroits et si vite énervés ?
Alice plia les vêtements d’été restés dans le sèche-linge et les rangea pour l’an prochain. Elle avait du mal à croire qu’un jour ils reviendraient. Ce n’est pas facile d’imaginer l’été en plein hiver, de se rappeler les moments d’insouciance quand on côtoie la maladie.
Allaient ils réellement revenir ? La vie aurait elle repris son cours d’ici là ?
Elle tomba sur une jupe qu’elle avait portée pour la dernière fois avec Paul. Elle se revit assise à califourchon sur ses genoux, le tissu chiffonné entre ses cuisses. Elle s’entendit émettre un gémissement pitoyable, tandis que son corps, le traître, laissait remonter des souvenirs que son esprit refoulait. Etait ce vraiment ce corps qui avait fait tout ça avec Paul ? Ce même corps, là ? Inconcevable. C’était comme si quelqu’un avait séparé sa tête de son corps et les avait recousus à la va vite, sans rebrancher les fils qui assuraient les échanges entre les deux.
Les mains glacées, elle rentra les vélos dans le garage. Elle était censée recouvrir les meubles de vieux draps, tâche qui incombait normalement à sa mère. Elle n’avait aucune envie de s’en charger. Elle détestait laisser la maison dans cette atmosphère funèbre.
Elle s’assit sur la balustrade de la terrasse et risqua un coup d’œil vers la villa de Paul. L’avait il fermée, maintenant qu’elle lui appartenait ? Etait il revenu à l’automne ? Sans doute pas. Il était doué pour laisser le passé derrière lui.
Elle ramassa un caillou dans la jardinière et le lança sur son immense villa. Toute nulle qu’elle soit, elle ne pouvait pas la rater.
– Prête ? lui lança son père en émergeant des entrailles de la maison.
On aurait dit un cochon qui se serait roulé dans la boue. Elle s’abstint de lui en faire la remarque. Son père avait sa fierté, il s’accrochait obstinément à ses vanités d’homme mûr. Elle attendit pendant qu’il prenait sa douche.
– Tu veux descendre sur la plage une minute ? demanda-t-il en fermant la porte à clé.
Ça faisait partie du rituel, de dire au revoir à l’océan après avoir dit au revoir à la maison ; mais cette fois ci, les rituels étaient hésitants, comme suspendus.
– J’ai froid, répondit-elle. Rentrons chez nous.
Tandis qu’ils attendaient le ferry, les mains enfoncées dans leurs poches, elle entendit deux femmes qu’elle connaissait de vue parler d’immobilier. Elle savait à quel point le sujet importait pour tous ceux qui possédaient une maison sur l’île, ou espéraient en posséder une.
Sans chercher à écouter, elle ne s’éloigna pas non plus. En fait, elle tendit l’oreille en entendant un nom et, pour le meilleur ou pour le pire, suivit la conversation jusqu’au bout.
– Tu es au courant que la maison des Moore est à vendre ? fit la brune. D’après Bobby, il y aurait déjà un acheteur.
Ah bon ?
– C’est ce qu’il m’a dit.
– Tu sais combien ils en demandent, par hasard ?
Ethan acheta deux beignets au sucre et un bol de soupe aux clams pour Alice au kiosque du parking. Comme elle la laissait refroidir, il la termina à sa place.
Il arrêta la voiture devant la voie ferrée, lui prit la main, et la garda un moment dans la sienne. Il avait de la peine pour elle. Même s’il ne connaissait même pas toutes les raisons qu’elle avait d’être désolée, son geste la réconforta.
Elle avait des nouvelles de Paul par l’intermédiaire de Riley. Ça n’avait rien de neuf, mais dans les circonstances, c’était assez ironique. Paul et Riley s’écrivaient depuis toujours. Cette habitude permettait à leur amitié de faire le tour du calendrier, ce qui n’avait jamais été le cas entre Paul et Alice. Maintenant, il lui fallait cacher que l’intérêt qu’elle prenait à ces nouvelles avait pris une autre dimension.
– Alors, il habite où ?
Elle se tenait en face de sa sœur à la petite table de la cuisine où elles avaient toujours pris leur petit déjeuner ensemble, jusqu’à ce que Riley parte pour les NOLS. Alice réalisait peu à peu l’étrangeté de se retrouver là tous les quatre, une situation qui relevait à la fois du fantasme et du cauchemar.
– Onzième rue Ouest. Dans un placard à balais.
– Il n’a pas dû se plaire à Brooklyn.
Alice se coupait les ongles de pied d’un air absorbé.
– Faut croire que non.
Riley se replongea dans le raccommodage d’un vieux short.
– Je vais devenir dingue si je ne peux pas nager. Papa trouve que l’eau est trop froide à la piscine universitaire du West Side. Il a même acheté un thermomètre pour aller vérifier ! Je rêve !
Alice ne savait pas trop ce qu’elle était censée répondre. Elle n’était pas indifférente aux problèmes de sa sœur, mais elle n’était pas prête à lâcher le sujet de Paul.
– Il t’a parlé de ses cours ?
Il était tard. Elle aurait mieux fait d’aller se coucher. Si elle continuait à parler de ça, elle mettrait des heures à fermer l’œil.
– Il a commencé à suivre les séminaires de maîtrise. C’est qu’il a dû rendre son mémoire.
Alice se mâchouilla la joue. Elle en avait fini avec ses ongles de pied, et passa à ceux de ses mains. Riley la mentionnait elle dans ces lettres ? Lui demandait il de ses nouvelles ? Savait-il qu’elle n’était pas entrée en fac de droit, finalement ? Si oui, est ce qu’il se sentait encore un tant soit peu concerné ? Autant de questions délicates, rejetées dans l’ombre par LA grande question.
Alice dessina une minuscule lune sur la table avec ses rognures d’ongle.
– Tu lui as dit pour toi ? Quoi ?
– Tu lui as dit pour ton cœur ? Alice sentit le sien s’accélérer. Riley baissa le nez sur son short.
– Pas encore.
Elle avait commencé à informer les oncles, les tantes, les vieux amis de la famille. Mais elle avait tendance à minimiser la gravité de la situation, à contrôler le flux d’information et à s’agacer de toute démonstration d’inquiétude un peu exagérée. Leur grand-mère de Boca Raton avait appelé pour donner le numéro de téléphone de son médecin personnel, et envoyé quatre énormes caisses d’oranges de Floride.
Alice essaya de garder une voix normale.
– Pourquoi ?
– Parce que je n’avais pas envie de lui apprendre par lettre ou par email.
– Tu préfères lui annoncer de vive voix ?
– Ouais. Un de ces jours.
– Qu’est ce que tu attends ? C’est ton meilleur ami. Il a le droit de savoir, non ?
Alice n’avait pas réussi à masquer entièrement son agacement. Le regard de Riley la rappela à l’ordre. C’était Alice qui voulait, qui avait besoin qu’il sache. En quelques secondes, la culpabilité étouffa la colère.
– Oui, Alice, c’est mon meilleur ami. C’est justement pour ça que c’est à moi de décider quand et comment je lui dirai.
Plus tard, les yeux grands ouverts dans son lit, Alice pensa à Paul. Certaines nuits, elle ne pouvait pas s’en empêcher.
Certaines nuits, elle avait l’impression de se retrouver avec le cœur de Riley, avec toutes ses défaillances, ses battements désordonnés et trop faibles, dans sa poitrine à elle. Elle sentait son sang se concentrer dans des endroits où il n’avait rien à faire. Elle se demandait s’il était médicalement possible qu’elle souffre de la même maladie. Peut-être que c’était contagieux. Génétique ? Chez elle, c’était sans doute tout bêtement psychosomatique.
Le samedi matin, Alice enfila la combinaison fournie par le parc pardessus un collant en laine, deux couches de roulis et un anorak. Elle remonta la fermeture Eclair jusqu’au menton. Elle tressa ses cheveux et les releva en chignon pour éviter qu’ils ne se prennent dans la fermeture. Comme ça, elle avait l’air d’un saucisson avec sa petite ficelle qui pendouillait au bout. Elle jeta un coup d’œil dans le miroir pour voir si ses cheveux commençaient à foncer.
En admettant que chaque miroir vous donne une vision différente de vous-même, celui qui surmontait sa vieille coiffeuse victorienne renvoyait à Alice son image la plus ancienne et la plus familière. Il conservait en mémoire toutes ses identités, depuis qu’elle était assez grande pour se voir dedans. Celles de Riley aussi, jusqu’à ses quinze ans, âge où elle avait proposé de quitter leur chambre pour s’installer dans la petite pièce à côté de la cuisine.
À partir de ce moment, Riley avait dormi dans ce réduit de la taille d’une grande armoire, qui servait de chambre de bonne à une époque où tout le monde avait des bonnes, même les gens qui louaient des appartements minuscules. Riley avait eu tout juste la place d’y faire tenir son lit double, mais elle soutenait que ça lui plaisait. Faute de pouvoir y caser son étagère de trophées, elle les avait entassés dans un carton qu’elle avait balancé à la poubelle. Alice avait été horrifiée, mais sa sœur semblait s’en moquer totalement.
De toute évidence, Riley avait laissé la chambre à Alice pour lui faire plaisir et, de fait, celle-ci en avait profité. Au début, elle avait retapissé la pièce d’affiches de groupes de rock et d’infâmes stickers d’arcs-en-ciel, bientôt remplacés par des collages de photos, des souvenirs de Fire Island et des vieilles affiches de films. Mais la présence de Riley lui manquait. Elle avait la nostalgie du temps où elles avaient des lits jumeaux, avec des couettes aux motifs d’animaux, et où elles chuchotaient dans le noir avant de s’endormir.
– Tu travailles, aujourd’hui ? lui demanda sa mère quand elle entra en traînant les pieds dans la cuisine pour se servir un bol de Rice Krispies. Je croyais que tu ne tondais pas le weekend.
Sa mère prononçait le mot « tondre » avec le même dégoût que s’il s’était agi de fumer du crack ou de maltraiter des enfants.
– On ratisse. On est en phase de ratissage d’urgence.
Sa mère hocha la tête. Alice se perdit dans la contemplation de Snap, Crackle et Pop sur le paquet de céréales. Elle espérait éviter le moment où sa mère se demanderait tout haut par quels méandres extraordinaires une licence d’histoire dans une université prestigieuse et hors de prix pouvait former quelqu’un à tondre la grande pelouse de Central Park.
– Tu manges ici ce soir ?
Par principe, Alice refusait de répondre. On laissait passer la première vague de questions indiscrètes, et hop ! une deuxième suivait aussitôt. Elle ne voulait pas laisser s’installer des habitudes intolérables dans cette nouvelle phase de vie familiale. En même temps, habiter chez ses parents sans payer de loyer imposait quelques compromis.
– Je ne sais pas encore.
– Eh bien, j’aimerais que tu te décides, parce que je vais au supermarché ce matin.
– Bon, alors non.
Sa mère lui lança un coup d’œil assassin, et Alice sut que les méditations à haute voix sur les débouchés de la licence n’étaient pas loin. C’était de la haute voltige, d’être subversive et imbuvable sans dépasser les bornes. Tout un art, oublié au cours des années de fac et qui lui revenait maintenant qu’elle était de retour à la maison.
Elle avait prévu de dépenser une partie de sa bourse pour se loger, mais elle avait reporté la demande de bourse en même temps que tout le reste. Elle aurait voulu avoir les moyens de louer un studio avec ses amis, mais elle était loin du compte. C’était le prix à payer quand on avait grandi à New York : si l’on voulait continuer à y vivre, il fallait habiter chez papa et maman. Et ce que l’on économisait en loyer, on le perdait en dignité et en épanouissement personnel.
Novembre à New York pouvait donner lieu à n’importe quel type de temps, et ce jour là il faisait beau et froid. Alice enfila ses gants et gagna le parc à la hauteur de la 96e rue, puis elle descendit vers le sud en marchant le long de la route. Ce n’était pas le trajet le plus agréable, mais c’était le plus court, et la circulation était interdite le weekend au bénéfice des promeneurs, des coureurs et des cyclistes.
Elle était un peu gênée de se promener en uniforme de travail un samedi. Elle avait oublié à quel point le parc pouvait être bondé le week-end quand il faisait beau. Elle risquait de se sentir passablement ridicule en combinaison si elle croisait des connaissances.
Elle cherchait vaguement sa sœur des yeux. Quand Riley se sentait bien et qu’elle n’avait pas les pieds et les chevilles trop enflés, elle avait le droit de marcher et en profitait pour parcourir des kilomètres, quitte à s’épuiser.
Alice leva la tête vers les immeubles chics de Central Park Ouest. Sur presque toute la planète, les constructions humaines étaient entourées de grands arbres. À Central Park, c’était le contraire ; c’était la nature qui était cernée par les grands immeubles.
Son regard tomba sur un homme vêtu d’une veste matelassée verte et d’un bonnet en laine marron. Il marchait devant elle, bras dessus bras dessous avec une blonde aux chaussures pointues. Alice accéléra, démoralisée. Après le Réservoir[10], elle s’enfoncerait dans les entrailles du parc et sa solitude lui pèserait moins.
À mesure qu’elle approchait du couple, elle se rendit compte avec effroi que l’homme marchait comme Paul. Même si elle l’avait rarement vu sous une lumière hivernale, emmitouflé dans plusieurs couches de vêtements, elle commença à soupçonner que la ressemblance ne se limitait pas à la démarche. Elle regarda sa main, celle qui n’était pas accaparée par la blonde, et la reconnut. Elle reconnut ses doigts. Le souffle court, elle faillit laisser échapper un gémissement. Son cœur ne savait plus battre correctement.
Devait elle s’arrêter, tenter de les contourner ? Impossible de disparaître à moins d’escalader une petite falaise, ce qui manquerait de discrétion. Non seulement elle ne voulait pas que Paul – si c’était lui – et son amie aux doigts de pied pointus la voient déguisée en saucisson, mais elle ne voulait pas non plus avoir confirmation que c’était lui. Elle voulait laisser planer un doute suffisant pour se convaincre, quitte à mettre des semaines, que ce n’était pas lui, qu’il n’avait pas de petite amie. New York devait grouiller d’individus qui avaient la même démarche que Paul, les mêmes mains que Paul. Ça tenait la route.
Elle ralentit pratiquement jusqu’à s’arrêter, en les maudissant de ne pas aller plus vite. Marcher lentement semblait être l’apanage des couples trop heureux d’être ensemble. Elle n’avait jamais marché lentement avec lui. Soit il la tirait, soit elle courait derrière lui. Ça ne devait pas être Paul.
Elle commençait à se détendre lorsqu’il se retourna. C’était Paul. Elle était encore en train de chercher un moyen de fuir quand il la regarda droit dans les yeux.
Les amis d’enfance ne sont ils pas censés faire semblant d’être contents de se retrouver ? Paul, en tout cas, non. Il s’arrêta, et la dévisagea comme si elle l’avait insulté.
Alice ?
Elle dut se retenir de tourner les talons pour partir en courant.
– Salut, fit elle.
Il se dégagea du bras de la femme pour faire un pas vers elle.
– Pourquoi tu es habillée comme ça ? lui demanda-t-il.
– Parce que je travaille ici.
– Tu travailles dans le parc.
– Je tonds et je ratisse, essentiellement. À quoi bon mentir ?
– Et la fac de droit ?
– Je n’y vais pas.
Il sembla sincèrement surpris, mais n’eut pas le culot de lui demander pourquoi. Il paraissait gêné aux entournures, comme si ses vêtements le grattaient. Au fil des semaines, apparemment, sa colère était tombée. Maintenant, il était froid. Il serrait les lèvres, qui étaient aussi pâles que son visage. Difficile d’imaginer que c’était cette même bouche qui l’avait embrassée.
– Tes parents vont bien ? Ta sœur ?
Elle hocha la tête, après une hésitation. Comment pouvait il ignorer la vérité ? Comment pouvait elle la lui cacher ? Elle lui en voulait de ne pas savoir, comme elle en voulait à Riley de ne pas lui avoir raconté. Elle allait s’effondrer d’une minute à l’autre, et il valait mieux que ce ne soit pas devant lui.
Paul se souvint tout à coup de sa compagne de flânerie.
– Je te présente Monique, dit il, un peu brusquement.
Il ne s’encombra même pas de la seconde moitié des présentations.
– Je m’appelle Alice, précisa-t-elle.
– Salut, fit Monique.
Sa bouche était rutilante. Trop brillante pour qu’on ait envie de l’embrasser, songea Alice. Elle ne devait pas être du genre à traîner avec des employés du parc.
– Salue ta famille pour moi, dit Paul.
Et il lui tourna le dos. Il en avait terminé avec elle. Il avait repris sa promenade, en gardant son bras pour lui, cette fois.
Elle entendit presque les commentaires de Monique sur sa combinaison. Elle entendit presque le rire de Paul en réponse. Elle les vit presque s’éloigner vers un café, main dans la main, en savourant le fait qu’ils n’avaient jamais eu, ni n’auraient jamais à porter une « combinaison saucisson ».
– C’était qui ? demanda Monique.
Paul avait perdu toute envie de parler. Il se sentait mal à l’aise, plein de colère contenue.
– Une vieille amie. Enfin, la sœur d’une amie.
– Drôle de tenue, reprit elle d’un ton léger.
– Qu’est ce que ça veut dire ?
Son visage s’était durci, et il ne fit pas l’effort de le radoucir.
– Rien de spécial, se rétracta-t-elle vivement.
– Mais si, insista Paul, conscient qu’il aurait dû laisser tomber.
Il était furieux contre Alice. Pourquoi fallait il qu’il continue à la protéger ?
– Mais non, je t’assure, changeons de sujet, répliqua-t-elle.
Il lui avait clairement fait savoir qu’elle ne gagnerait pas de points en s’en prenant à Alice.
Il fallait toujours qu’elle choisisse des boulots avec un uniforme ridicule. Mais en même temps, il aurait rêvé d’aborder la vie avec le même enthousiasme, le même caractère entier qu’elle. Elle avait sa dignité, mais ne la plaçait pas dans son travail. Elle ne se laissait pas définir par ça, contrairement à tant d’autres.
Paul regarda Monique, dans sa tenue chic et sexy. Il avait beau être en colère contre Alice, il eut soudain la conviction que jamais il ne désirerait une femme habillée autrement qu’en combinaison vert bouteille à fermeture Éclair.